Aédée, la pureté des émotions

Ils se serrent entre eux, peut-être pour se réchauffer par ce froid piquant de saison qui s’est abattu sur Ouranos. Ils sont inconscients. Si inconscients. J’aime cet instant où le brouhaha est tel dans les rues qu’il forme une sorte de masse pouvant s’assimiler à une espèce de silence à mon ouïe hors norme. Le monde a changé depuis la dernière fois que je l’ai parcouru. Il s’est agrandi, s’est modifié, pourtant, ses populations n’ont guère changé. Qu’elles soient habillées différemment ou semblent de mœurs différentes, elles sont égales à elles mêmes. Elles sont, c’est tout.

Dans ces masses humaines, je sais que des immortels errent. Je les sens. Ce que je perçois le mieux, pourtant, sans savoir si cela a attrait à mes sens ou à autre chose, ce sont leurs sentiments. Ils sont si communs, si insipides, si incompréhensibles pour moi…

Une note haute… le cri d’un violon, un enchevêtrement de notes qui s’accélèrent, les sanglots d’un archet dans son combat contre les cordes. J’ignore quand j’ai quitté le toit du gratte ciel sur lequel je m’étais juché, en observation. Le rythme augmente, ma vitesse aussi alors que je remonte le fil des notes jusqu’à un immeuble plus ancien que ces hautes constructions modernes. Le parfum de rose est la seconde impression qui me vient de cet appartement au dernier étage d’où provient la musique.

J’ai toujours aimé en écouter. Elle véhicule à elle seule bien plus que ces pitoyables êtres qui se dandinent, là, en bas. Et cette violoniste, comme je le devine au parfum de ces fleurs que dégage sa peau, en fait passer une telle kyrielle par cette mélodie qu’elle n’a pu qu’attirer mon attention. Elle est là, debout, au milieu de son salon, les yeux mi clos, me tournant partiellement le dos, totalement concentrée sur sa musique. Elle semble vibrer avec ses cordes, vivre chaque note. Elle ne joue pas de son violon, il est un prolongement d’elle, un de ses membres, aussi important que ses bras, ses jambes…

A chaque mouvement de l’archer, ses longs cheveux aussi sombres que mes yeux chatouillent le bas de ses reins. Je me perche dans sa fenêtre pour mieux profiter de cette musique qu’elle fait sienne, chose rare pour une simple mortelle. Une chaleur certaine se dégage de cet appartement, confirmée par son haut blanc et sa jupe sombre, légers pour la saison. Même si elle a l’air d’une taille standard, ni trop grande, ni trop petite, très mince, elle semble plus haute, plus imposante par son assurance, son abandon à la mélodie, au jeu du crin sur les cordes, de ses doigts les pinçant.

Là, je me laisse aller à profiter de l’instant, me repaissant de ce spectacle par mes oreilles et mes yeux, prenant garde à guetter l’éventuel instant où ma présence silencieuse serait perçue, pour disparaitre, quitte à interrompre ce plaisir rare que je m’accorde, ce qui est plus rare encore.

Lorsque l’archet effleure les cordes, à cet instant où la première note s’échappe de mon instrument, je me sens transportée dans un autre monde. Mon esprit tout entier s’abandonne à la musique pour s’envoler. Je ne joue pas, je vis la musique, je la ressens dans tout mon être, j’y mets toute mon âme. Il me semble que j’ai toujours joué du violon, depuis toute petite. Depuis toujours ma vie s’égraine au rythme des arpèges. Toute mon existence tourne autour de la musique si bien qu’à 26 ans, je n’ai toujours d’autre ami que mon violon, d’autre compagnon que son étui.

Mais alors que mes doigts courent avec grâce sur le manche, il me semble apercevoir une ombre dans le reflet du miroir, une silhouette à ma fenêtre. Pourtant lorsque je me retourne, interrompant brusquement mon jeu, je ne vois personne. La vitre ne me renvoie que mon seul reflet, mon archet dans une main, mon violon dans l’autre, les bras ballants. Sans doute ai-je dû rêver. Qui pourrait bien se trouver à ma fenêtre alors que je vis au septième et dernier étage de cet immeuble classé monument historique.

Lentement, je reprends ma position, calant l’instrument au creux de mon épaule pour recommencer à jouer. J’ai déjà oublié ma vision pour me laisser emporter par la musique. Je suis de nouveau dans cet autre univers qui n’appartient qu’à moi et dont je donne un aperçu à mon public lorsque je donne un concert. On m’a souvent dit que je devrais davantage vivre dans la réalité, garder les pieds sur terre. Pourtant ce que lorsque je joue que je me sens véritablement chez moi. Peu importe l’endroit tant que les notes peuvent me faire voyager.

Cette fois je suis certaine de l’avoir vu. Un homme de l’autre côté de la vitre qui m’observait. J’ai vu briller son regard dans la nuit, je sais qu’il était là. Mon archet et mon violon réunis dans la même main, je me précipite vers la porte vitrée pour l’ouvrir et sortir sur le balcon. Il n’y a personne. J’ai beau scruter les toits, les fenêtres autour de moi, je ne vois pas âme qui vive. Je me surprends même à regarder le ciel, sans succès évidemment. Les battements de mon cœur se sont accélérés. Je sais qu’il y avait quelqu’un, je n’ai pas rêvé.

D’un geste lent, restant sur le balcon malgré la fraicheur nocturne qui me fait frissonner, je recommence à jouer, les yeux ouverts cette fois comme pour guetter quelqu’un. Je dois être stupide mais je ne peux m’empêcher de croire que c’est ma musique que cet être était venu écouter, quel qu’il soit. Quelques minutes s’écoulent sans que rien ne se passe. Personne ne vient. Tu es folle ma pauvre fille. Qu’es-tu donc allée encore imaginer. Mais alors que je me fais cette réflexion, je sens comme un picotement dans ma nuque en même temps que la sensation d’être observée. Alors sans cesser de jouer, je me retourne lentement, levant les yeux vers le toit au dessus de moi.

C’est là que je le vois, accroupi sur la corniche au dessus de ma fenêtre, en train de m’observer, immobile. Comment est-il arrivé là, je l’ignore et je ne me pose pas vraiment la question, seulement intriguée par sa présence. Je cesse à nouveau de jouer, moins brusquement que les fois précédentes cependant. Il me regarde droit dans les yeux l’espace d’une ou deux secondes avant de disparaitre à nouveau, se déplaçant à une vitesse que je n’aurais jamais crue possible. Faisant un pas inutile vers l’endroit où il se trouvait, je tends la main dans sa direction.

- Non attendez…

Trop tard, il est déjà hors de vue sans que j’aie pu distinguer par où il était parti, sans qu’il ait fait le moindre bruit si bien que j’en viens encore à douter de son existence. Pourtant, encore plus intriguée à présent que je l’ai aperçu, je me remets à jouer.