Sora, les apparences sont parfois trompeuses

- Minho… réveille-toi…

Les mots à peine chuchotés à mon oreille avaient suffi à me sortir du sommeil. J’avais ouvert les yeux pour voir ma grande sœur penchée au-dessus de moi. On aurait presque dit qu’elle me regardait même si je savais que ce n’était pas le cas. J’avais sept ans à l’époque, elle venait d’en avoir quinze. Depuis un an qu’on vivait dans ce foyer, c’était la première fois qu’il était question d’adoption. Mais c’était une fille qu’ils voulaient, pas moi. Je me souviens que j’avais énormément pleuré ce jour-là et Sora m’avait promis qu’elle empêcherait qu’on nous sépare. Elle a tenu sa promesse puisqu’aujourd’hui, ça fait cinq ans qu’elle nous a fait quitter le foyer pour qu’on puisse rester ensemble.

Je l’admire ma grande sœur. Même quand ça va mal, qu’on a froid dans le squat parce qu’on ne peut pas chauffer correctement, qu’on a faim parce que nos petits larcins ne suffisent pas à nourrir suffisamment toute la bande, elle a toujours le sourire. Elle s’est toujours occupée de moi et maintenant c’est de toute la bande qu’elle s’occupe. C’est un peu notre petite maman à tous même si elle ne nous donne pas d’ordres. Elle prend soin de nous et veille à ce que tout le monde se sente bien. Il n’y a qu’une seule chose pour laquelle elle n’est pas commode. C’est le rangement. Il faut toujours que tout soit bien à sa place et qu’on ne laisse pas trainer nos affaires. C’est important pour elle si elle ne veut pas trébucher toutes les cinq minutes.

Le loquet de la lourde porte métallique résonne dans les couloirs, juste avant que je n’entende leurs pas dévaler l’escalier. À l’oreille ils sont tous rentrés. Il faut dire qu’avec ce temps je ne suis pas étonnée de les voir débarquer si rapidement. Je reconnais leur démarche à chacun et même si je ne peux pas les voir, je pourrais dire exactement dans quel ordre ils se présentent devant le bidon métallique dans lequel brûle un feu qui vient les réchauffer.

Ce qui m’intrigue davantage, c’est ce pas supplémentaire que je n’ai pas identifié et qui à peine arrivé reste à l’écart. Auraient-ils ramené quelqu’un pour agrandir la bande ? Pourtant, aucun des cinq garçons ne pense à me le présenter, comme s’ils ignoraient sa présence. Alors je fais comme si de rien n’était, attendant d’en savoir plus. Peut-être ont-ils simplement oublié, pressés qu’ils étaient de venir se réchauffer et se débarrasser de leurs vêtements trempés par la pluie.

Mais de toute la soirée, personne ne me parle du nouveau. On ne me tend pas non plus de bol supplémentaire lorsque je sers la soupe que j’ai préparée pour les réchauffer. Je sais qu’il est encore là pourtant, je l’ai entendu s’assoir sur la pile de palette en bois de l’autre côté du bidon-cheminée mais je ne l’ai pas entendu repartir. Aveugle depuis toujours, j’ai développé mes autres sens pour compenser ce manque. Et j’ai l’ouïe particulièrement fine, je sais qu’il n’aurait pas pu partir sans que je l’entende.

Alors une fois que tout le monde est couché et endormi, je décide d’en avoir le cœur net. Je m’approche donc de la pile de palettes pour m’y installer moi aussi. Mais alors que je fais un mouvement pour m’assoir, je l’entends qui se lève discrètement. Je souris légèrement.

- Tu peux rester assis.

Je n’obtiens pas de réponse. Pourtant je sens sa présence, il est debout juste à côté de moi, sur ma gauche. J’ai entendu son souffle marquer une légère pause lorsque je me suis adressée à lui, comme s’il en était surpris.

- Qu’est-ce que tu fais là dans ton coin ?
- Tu... Tu me voies... ?

Il a répondu cette fois, même si c’est dans un murmure presque inaudible qu’il a prononcé ces mots. Je réponds le plus naturellement du monde.

- Non.

Il restait immobile jusqu’à présent mais je l’entends bouger. Le léger froissement de ses vêtements ne trompe pas. Je sens son souffle aussi. Je suis sure que son visage est tout près du mien. Il semble gêné sans que je comprenne pourquoi.

- Oh mais...

Les gens qui ne me connaissent pas son souvent surpris de ma faculté à compenser ma cécité par mes autres sens. Pour moi c’est naturel et lorsque j’évolue dans un environnement familier comme le squat, je n’ai besoin d’aucune aide pour me repérer, me déplaçant aussi facile que si j’étais voyante. Mais là, je suis aussi intriguée que lui. Je ne comprends pas pourquoi les garçons ne m’ont pas parlé de lui alors qu’il est arrivé avec eux. Comme si je n’étais pas la seule à ne pas le voir.

- Tu ne m’as pas répondu. Pourquoi tu restes dans ton coin ?